Faire chair
Les photographies de Julien Coquentin ont une qualité rare qui semble anachronique dans le flux visuel qui nous inonde. Elles dégagent un sentiment de présence qui nous étonne et nous ravit. L’attention portée au monde, aux personnes, à la nature et aux lumières qui les soulignent ralentit notre regard qui redécouvre alors des sensations oubliées. Car si la photographie est un art visuel, tous les autres sens s’invitent dans cette œuvre qui se construit patiemment, livre après livre, depuis 2013, grâce à la complicité de David Fourré des éditions Lamaindonne.
Julien Coquentin raconte, dans Saisons noires, comment une bourre de coton oubliée dans un meuble de sa grand-mère lui renvoie l’odeur de son enfance. Une bouffée soudainement retrouvée du temps perdu et d’une mémoire enfouie. Avec délicatesse et hors de toute nostalgie, ses images nous transportent à hauteur d’enfance. On retrouve l’odeur du bois mouillé, le crissement des pas dans la neige, l’humidité et la froidure qui vous pénètrent. On ressent physiquement cet univers que le photographe assemble dans des images qui « font chair », comme il le formule joliment.
Attentif aux paysages et à la ruralité, Julien Coquentin regarde avec acuité les personnes qui l’entourent. S’il nous montre avec justesse les trouées de lumière dans les nuages ou au milieu des arbres, les chemins vides, les sols mouillés et les flaques de pluie, il nous donne à voir avec élégance les corps de celles et ceux qui l’entourent. On y trouve ses enfants, dont la beauté gracile nous livre tout son amour, mais aussi des personnes âgées aux peaux fanées, nous rappelant que l’auteur était également infirmier, et qu’il connait bien ces corps qu’il soignait au quotidien. Prendre soin des gens et du regard qu’on leur porte. L’auteur trouve toujours la distance juste pour nous conter le monde qu’il compose. Car Julien Coquentin est un conteur qui associe également les mots à ses images.
Au fil de ses différentes séries, il nous rapporte des fragments de son histoire, mais la fiction s’immisce bientôt dans la narration, comme dans Tropiques, et plus encore dans Oreille coupée. À son approche, que l’on pourrait qualifier de documentaire, se mêle progressivement un travail plastique convoquant des procédés anciens comme le cyanotype. Le récit gagne en complexité, en densité, flirtant avec le fantastique. Ses images s’émancipent du réel, s’en affranchissent étrangement, tout en y restant liées, et les mots qui les accompagnent y font écho avec gourmandise. Depuis plus d’une décennie, avec discrétion et ténacité, Julien Coquentin développe une œuvre organique où le poétique valse avec l’onirique, pour notre plus grand ravissement.
Lettre d’introduction d’Éric Karsenty au prix Niépce, rédacteur en chef de Fisheye (2024)

La bête est revenue

« Il a été reconnu, dans des expériences multipliées, que la noix vomique est un poison très actif et très subtil contre les quadrupèdes ; et il serait extrêmement avantageux de pouvoir l’employer d’une manière efficace à la destruction des loups, dont les ravages, dans ce département, sont incalculables. » (le Préfet du département de l’Aveyron, 5 janvier 1807).
Il y a une continuité de visions entre la photographie de Julien Coquentin et son écriture, son univers fictionnel utilisant avec une même intensité poétique les deux médiums.
Chez lui, la légende n’est pas qu’un ordre de rêverie, c’est aussi une réalité.
Son cinquième livre publié chez son éditeur historique Lamaindonne – la fidélité mutuelle est remarquable -, Oreille coupée, s’interroge sur la présence des loups dans les espaces naturels, revenus dans notre pays par l’Italie et le Mercantour, et jusque dans le Finistère désormais. En son livre plane une présence, qui n’est pas une férocité, simplement l’œil d’un animal nous observant bien plus que nous ne parvenons à le contempler. Oreille coupée pourrait être le livre d’un animal sauvage possédant le don de manier un appareil photographique. Julien Coquentin semble voir les paysages et l’ensemble des vivants à travers le regard du loup, à la fois calme et aux aguets.   
Alternant sur trois papiers différents plusieurs types d’images, dont des cyanotypes à la très belle substance hypnagogique, le photographe ne traque pas le loup, mais l’attend, espérant être honoré de sa venue. On utilise dans certains endroits des Alpes le bruit du canon pour faire fuir les loups, le sauvage n’est pas toujours là où on le croit d’abord. Ouvrant et terminant son livre par des séquences d’images sylvestres, des sous-bois d’atmosphère mystérieuse, des nocturnes et des lumières d’héraldique, Julien Coquentin comprend la peine de la louve à l’oreille coupée, condamnée à fuir la hargne humaine, avant que de revenir, petit à petit, à pas de contre-danse.
Écrit sous forme de carnet de bord, et analysant des archives, le texte accompagnant les photographies est cette fois de régime documentaire. Dans la forêt de Brameloup, dans l’Aubrac, un mâle de l’espèce canis lupus est de retour, au moins depuis 2015. Mais où est donc précisément cet animal fabuleux ? Dans quelle douceur d’aube ? Dans quels taillis enténébrés ? Les fermes sont abandonnées, impossibles à réparer. Il y aura peut-être demain davantage de loups que d’hommes ayant échappé au suicide.
Ici dans l’Aubrac – mais n’est-on pas dans le Wisconsin ou dans le Montana ? -, on se souvient, la peur persiste, on voit des carcasses de brebis éventrées.
Le fermier Albert Pégorier, interrogé le 13 août 2021, se rappelle : « C’est agressif un loup, on a beau dire. Ça griffe les yeux des génisses, certaines il leur manquait un bout de queue que le loup s’y était accroché sans doute après. Et puis, celles qui avaient un trou à la place du cou et la ventaille au-dehors avec le cœur qui manquait. Sur l’une, il avait mangé toute une cuisse et la colonne vertébrale. »
Le photographe est un chercheur de traces, c’est un pisteur, moins savant sûrement que le naturaliste.
Julien Coquentin écrit le 19 mai 2022 : « Nous le savons tous, le loup, depuis la moitié du XIXe siècle, a cessé de s’attaquer aux êtres humains. La bête est craintive. Sa population, réduite à quelques centaines d’individus, occupe un couvert forestier dense au gibier abondant. » Le fermier Patrice Lassailly poursuit avec beaucoup de pertinence et de clarté (7 octobre 2022) un plaidoyer en faveur des loups, dont je ne peux reproduire ici l’ensemble du propos (il faut se procurer le livre) : « Le loup ? Tu connais la musique. Tu as vu comment c’est compliqué à approcher un loup, comment c’est craintif, comment c’est intelligent. Le loup est malin comme un renard. Il faut privilégier la présence des chiens et le fusil doit être la dernière des solutions. Une harde de loups ne se multiplie pas à l’infini. Sur un territoire donné avec une quantité de bouffe données, la multiplication des petits pains cesse. Au contraire des herbivores, tous les grands prédateurs s’autorégulent. (…) Imaginer les loups se multiplier et devenir dangereux relève du fantasme. »  
Éloge des paysans comme gardiens de la terre, et des loups comme souverains de l’immémorial, Oreille coupée est aussi une approche très belle de la précarité et de la puissance – réaliste/onirique -de la photographie.
Sur les images d’un piège photographique apparaît un renard, suivi d’un loup. Julien Coquentin se souvient de goupil et Ysengrin, l’histoire heureusement continue avec cette nouvelle branche d’un texte médiéval prolongé.

Oreille coupée, une traque photographique
Oreille coupée, le nouveau livre de Julien Coquentin aux éditions Lamaindonne, interroge le retour du loup, le rapport de l’Homme à celui-ci et la confrontation qui en découle.
Ce travail aussi bien photographique, sociologique, politique que littéraire n’est pas un pamphlet pour ou anti, mais plutôt un regard tout à la fois poétique, curieux et sincère sur les relations complexes qui lient l’animal et l’humain, plus largement qui relient le vivant, la Terre à notre espèce. Construit autour de photographies prises dans l’Aubrac (où le loup est officiellement présent depuis 2015), mais aussi de textes rédigés par Julien Coquentin, d’interviews menées auprès des différents protagonistes et d’extraits d’archives, Oreille coupée est un livre protéiforme, dense, qui n’assène pas de réponses définitives, mais qui offre une belle matière à réflexions.

« Assis dans le silence des Archives, j’ai imaginé le spectre de la louve : une âme animale errante, que mène le fol espoir de revoir un jour les siens. » écrit Julien Coquentin.
Cette âme se pourrait être une louve mythique, Oreille coupée, qui hante les sous-bois et taillis, qui, reine d’un royaume sans sujets, va et vient dans les songes enfantins. Puis, on découvre des sous-bois à peine nimbés de brume, percés par une petite lumière ; au fond des vallons le gel a pris ses aises, l’hiver est aux portes du territoire par-delà les monts. Un berger attend, d’une patience infinie, tandis que ses brebis paissent dans la chaleur de l’été. Les murets de pierre délimitent les parcelles, les arbres sont soigneusement taillés. On vit de ça, de lait et de fromages, d’élevage et de l’amour des bêtes.
L’automne rougit les feuilles, des hommes posent devant l’objectif, ils vivent ici depuis si longtemps qu’ils ne font pas partie du paysage, mais le sont ; une étable, quelques chèvres, la nuit s’avance : il va falloir compter les moutons, peut-être certains ne seront plus là.
Emportés par le loup.
Le livre de Julien Coquentin se déploie en ramifications multiples. Si initialement le propos en est le loup, le rapport que nous entretenons avec lui, il semble aussi de façon implicite soulever la vaste question de la relation Homme/Nature. Dans les textes extraits des archives, des rapports mettent en exergue la traque et l’abattage du loup. Nous sommes au XIXème siècle, la rage circule dans les campagnes, les attaques de loup atteint par la maladie ne sont pas rares. Plus largement, il est l’espèce à abattre parce que considérée comme dangereuse pour l’humain. Il semble important de noter qu’ici il s’agit d’une véritable guerre qui est menée contre cet animal avec ses primes pour chaque dépouille, ses pièges et autre.
Guerre justifiée ou non, là n’est pas le propos, mais les humains finiront par la gagner puisque le loup disparaîtra de France.
Or, cet animal ne sait se contenter d’un territoire restreint, et n’a que faire des frontières. Aussi, il réinvesti nos forêts, nos montagnes, nos marges. Sauf qu’en un siècle nous y avons pris nos aises, développant une agriculture extensive, morcelant le territoire, l’occupant. Et immanquablement la confrontation a lieu. Le loup fait des troupeaux son garde-manger, l’éleveur fait de lui son ennemi.
Il y a quelque chose d’irréductible dans la position de chacun : là où le loup obéit à son instinct, l’agriculteur défend des bêtes qui ne sont pas que de la chair à boucherie. Que faire alors ? Le traquer et l’abattre ? Limiter ses hardes ? Accepter les prédations ?
Les différentes personnes interrogées par Julien Coquentin ont toutes des avis, des propositions ; chacun réagit avec sa sensibilité, son histoire. On parle coexistence, cohabitation, on parle lutte et menace. Quant au loup il erre, secret et invisible aux milieux des images d’Oreille coupée. On se surprend à l’imaginer derrière un arbre, dans l’épaisseur d’une futaie enneigée. Il est partout et nulle part, invisible (sauf avec des pièges photographiques), incertain, mythique.
Toutefois on ne saurait limiter cet ouvrage à une somme sur les relations loup-Homme. En effet, la confrontation ancestrale entre les deux espèces pose aussi le cadre plus large, infiniment complexe, des liens entre nous et le vivant. Notre espèce n’est qu’une parmi d’autres et c’est avant tout notre intelligence, bien plus que nos qualités physiques, qui nous ont permis de survivre.
Toutefois, durant des millénaires il nous a fallu composer avec nos environnements et leur hostilité. Nous étions des proies possibles pour de très nombreux prédateurs, notre survie était précaire. Or, quand on lit les textes et qu’on regarde les images du livre en prenant un peu de recul, il apparaît que très vraisemblablement, nous avons oublié cette dimension de nos existences.
Nos savoirs scientifiques nous ont amenés à négliger la potentialité prédatrice du vivant, particulièrement parce que nous avons éradiqués certaines espèces (loup-ours-lynx). Il n’y a pas de jugement de valeur ici, mais le livre de Julien Coquentin révèle en filigrane que le retour du loup c’est aussi la confrontation de l’humain à quelque chose qu’il avait oublié.
Et que cette confrontation pose deux questions : que fait-on de cette Nature qui nous entoure ? Comment vivre avec elle ?
Jusqu’à maintenant nous l’avons liée et tordue pour qu’elle ressemble à ce que nous voulions (la France est un immense jardin cultivé où le sauvage stricto sensu n’existe plus), mais nous subissons les limites de ces choix. La possibilité de les inverser est aussi complexe (on ne revient pas sur 200 ans de choix économiques en un claquement de doigts), que douloureuse (accepter de regarder périr un agneau ou une brebis qu’on a vu naître et soigné est une vraie souffrance morale).
La solution passe peut-être par des compromis, des changements de paradigme. Mais cela est long et difficile. Protéger le vivant est très vraisemblablement LA cause que va devoir gérer le XXIème siècle, puisqu’il en va aussi de la sauvegarde de notre espèce. Oreille coupée avec une finesse remarquable, avec la beauté et la grâce qui habitent le travail de Julien Coquentin de manière plus générale, nous invite à prendre la mesure non seulement du chemin à parcourir, mais aussi de la complexité de celui-ci.
Il n’y aura jamais de réponse absolue.
Il n’y a aura jamais de « Il faut que, on doit ».
Tout est question de compromis, de discussions et surtout de contemplation du Beau, de sa préservation.
Julien Coquentin suit les pas d’une louve mythique, nous suivons ceux du photographe et par une nuit de pleine lune peut-être entendrons nous les meutes appeler celle qui est là depuis plus de cent ans.
Et qui sait peut-être serons nous réunis et non plus opposés ?

Oreille coupée
Sujet du livre du photographe Julien Coquentin, le loup, de retour dans l’Aubrac, n’apparaît en image que dans les dernières pages. Dans un cyanotype réalisé à partir d’un piège photographique, on le voit de profil, immobile. Cette image suit un texte amusé de l’auteur qui rend compte du passage non seulement du loup mais aussi d’un renard devant le piège : « Goupil précède Ysengrin de quarante-six secondes et tous deux cheminent nécessairement sans s’ignorer ». Viennent enfin les dernières photographies : portrait d’un compagnon de marche sur les traces du loup, d’un éleveur avec ses patous en arrière-plan, d’un troupeau de moutons à la tombée de la nuit, du paysage automnal, fait d’ombres enveloppantes. L’image du loup est attendue, sans doute, mais elle arrive après le récit qui actualise le Roman de Renart et après l’ensemble des entretiens avec les bergers et membres de l’OFB (Office Français de la Biodiversité), après les recherches dans les archives départementales et les réflexions du photographe sur sa manière de photographier. Elle donne donc corps aux paroles qui se déploient tout au long de ces pages et, terminant la série des cyanotypes qui représentent les animaux de cette forêt (cerfs, sangliers, chevreuil, renard), impose comme un silence de crainte, de respect et de surprise. En ce sens, le travail de Julien Coquentin relève moins de la traque du loup – c’est une chance qu’il finisse par apparaître, et non la réussite du projet –, que de l’exploration de la parole, des craintes, des documents dont il est à l’origine. Le titre du livre, Oreille coupée, renforce cette impression puisqu’il reprend le nom attribué à une louve empoisonnée en 1897, « louve fantôme » de ce territoire. La présence actuelle du loup s’étoffe ainsi de la mémoire des vies passées avec ou contre sa présence et celle de ses ancêtres.
Julien Coquentin ne devient pas, avec ce travail, « photographe animalier » (« Mon matériel de prédilection est inapproprié à l’art délicat de la traque (focale trop courte, appareil trop bruyant) et je confesse ne pas éprouver de plaisir particulier à demeurer immobile des heures durant »). Loin de là. L’enjeu n’est pas de faire coïncider présence du photographe et présence de l’animal, la photographie servant alors de preuve à cette rencontre tant désirée : « Alors, lorsqu’en 2019 la figure du loup s’est imposée, plutôt qu’à l’affût, je songeai tout d’abord aux Archives. […] C’est à cet endroit que je croisai la foulée rompue d’Oreille coupée ». C’est là une manière, a priori paradoxale pour un photographe de délaisser la vue directe de son sujet pour, plutôt, en « déceler la trace ».
Cette dernière est de deux ordres. Elle est d’abord « trace » de destruction : destruction des troupeaux de brebis par le loup dont les récits des bergers, recueillis et retranscrits par Julien Coquentin, frappent l’imagination (« Elle était debout, sur ses quatre pattes, la panse qui pendait seulement tenue par les boyaux. […] Je ne la regardais pas. ») ; destruction du corps humain, attaqué par un loup enragé en 1851 dont le compte rendu médical de l’époque, recopié tel quel, est à glacer le sang (« Ces scènes émouvantes doivent être écartées avec soin de la vue des âmes sensibles »). Des traces donc, non photographiques, mais d’une mémoire collective autant que singulière, qui a influencé les histoires, les légendes et les contes de cette région, et influence encore la relation au loup. De fait, la réponse apportée par les autorités en 1807 et par certains éleveurs contemporains, est la même : « Il nous jauge ? Eh bien nous lui rendrons la pareille. » Des résurgences se font jour.
L’autre type de « trace » tient plus de la simple inscription à même le lieu : inscriptions éphémères et corporelles du loup, qu’il faut apprendre à lire pour ne pas y rester « aveugle » et qu’enregistre l’OFB – empreintes de pattes dans la neige, poils, crottes, urine (« Une nuit prochaine, l’animal se portera sur nos pas, aux endroits où nous nous sommes naturellement délestés sans réfléchir alors au territoire dont impunément nous nous octroyions les limites. Le loup lèvera alors la patte, souverain, et nous effacera ») ; inscriptions photographiques, lors du passage de l’animal devant le piège, « degré le plus élémentaire de la photographie », sensible seulement à la présence ; inscription sur le territoire, enfin, de l’Homme qui veut vivre avec le loup, qui en repense son occupation (« Il va restreindre les troupeaux, il oblige les bergers à revenir en pâture, il redonne du sens à notre activité »).
Oreille coupée met donc en rapport, par l’écrit et l’enquête, aussi bien l’attention de l’État, des éleveurs, prêts à réagir à l’agression par la violence ou par l’adaptation, du scientifique, de l’artiste. Les images, elles, vibrent de ces tensions irrésolues. Tout autant, la menace sourd dans les ombres des fougères ; l’agropastoralisme se perpétue dans la vue pittoresque du berger sur un muret de pierres, et se renouvelle dans la présence d’un chien des Carpathes ; la beauté des bois s’éveille dans l’arrière-plan brumeux ; les questions qu’on pensait d’un autre temps ressurgissent dans le regard sérieux de l’éleveur ; et vit, à la frontière de notre quiétude humaine, le monde sauvage, dans ce bleu des cyanotypes, « aussi profond que la nuit ».
Manger & photographier les enfants, pour les sauver
Julien Coquentin écrit des livres comme on invente les plus beaux contes pour ses propres enfants.
Son dernier-né chez son fidèle éditeur David Fourré (Lamaindonne), Tropiques, évoque une île, une robinsonnade, le photographe accompagnant ses images d’un long texte au statut indécidable, mi-autobiographique, mi-fictionnel, successions de nouvelles, dont le corps blessé de Mr Yu, las de vivre, lavé, soigné par le narrateur, est le centre discret. Un vieil homme invisible, deux petites filles intrépides traversant la brume en foulant les herbes hautes, voici l’envoi La végétation est épaisse quand la peau du Cantonais est si fine, il y a des cascades, des arbres noueux posant comme dans un studio de cinéma.
Mr Yu a perdu une jambe, l’enfant claudique s’appuyant tel Long John Silver sur une branche de bois.
Tout ici est de l’ordre de la merveille, de la contemplation, d’une sensation de respiration dans la probable moiteur. Les enfants vont à l’eau, glissent sur les galets, font fuir de drôles de poissons. Un cyclone nommé Maipelo est annoncé, la population s’inquiète, s’alarme, maudit. Julien Coquentin a certainement lu Conrad.
« Par la fente des murs, on écoutait la tempête mugir, qui essayait de s’introduire dans chacune des cases. Le chant langoureux des sirènes avait passé le bois, la longue plainte de Maipelo emplissait toute la nuit. »
Les scènes s’enchaînent, s’enchâssent, belles comme des enluminures, et de profond mystère.
« Combien de temps passa avant que la tempête ne s’achève ? »
Il y a des désastres, un curé diabolique, un manguier torve. Il faut tout reconstruire, et continuer à photoécrire.
Nuances de verts.
Gémissements des esprits de la montagne. Coulées végétales menant à des gouffres. Une petite fille fabrique un totem, c’est une rescapée, rien ne peut plus lui arriver désormais. Rugissements de la mer, calme après la tempête, des plages où échouer. Un poteau de câbles électriques et téléphoniques sur lequel reposent des oiseaux de couleur : c’est le mât d’un voilier planté dans un village. Les mots prennent le relais des images, qui les prolongent, les déplacent, les déroutent.
Une femme tente de protéger son enfant d’un homme incarnant le mal.
« Tant de jours avaient passé, de tumultes et de désordres, que ce silence soudain devint irréel. La nuit entière se tint coite. Elle songea à son garçon bien vivant, des images comme des fulgurances traversèrent son esprit, elle le revoyait aux premiers jours de son existence, de la taille de ses deux poings réunis, déposé sur sa poitrine nue, son corps si petit enroulé, encore relié à ses intérieurs. L’imaginer partir était illusoire, impossible de concevoir enfouir son fils dans une fosse, elle devait le préserver, qu’il survivre en elle. Alors, elle s’agenouilla et la mère mangea son enfant, tandis que la nuit s’emplit à nouveau de la cadence sourde et régulière des tambours. La vieille dansait toujours. »
Une hutte, des crucifix, un angelot de chair.
Visage d’une mère inquiète.
Ténébrisme.
Sacre, sacralité, sacré.
Les enfants jouent, sautent dans l’eau, de toujours plus haut.
Aboiement d’un chien dans la nuit, seul, lugubre, comme chez Guy de Maupassant.
Le temps est humide, à pleurer des larmes de pierres.
Il faut tenir, persister dans le paysage, faire preuve d’endurance.
« Elisabeth avait pris l’habitude de s’asseoir dans un recoin abrité de la pluie, qui faisait comme une cavité dans la roche noire, et de contempler sans se lasser l’étrange et sombre paysage. »
A demi-nus, les enfants sauvages de Julien Coquentin sont les maîtres du monde.
Son livre leur est offert, comme une arche de rêve.

Montréal transfigurée
Une ville, comme n’importe quel territoire, c’est aussi un climat, une succession de saisons, un étagement de lumières. Et certaines métropoles, de par leur situation géographique, font que ces enchaînements de ciels, de températures, de luminosités, de végétations procèdent non par gradations subtiles, mais par contrastes saisonniers
pour cause de climat extrême. Montréal, au Canada, appartient à ces villes-là. On dirait même qu’elle se présente comme terrain de prédilection pour ce qu’on pourrait appeler, plutôt qu’une photographie climatique, une photographie « atmosphérique », non pas celle qui fournit aux opérateurs de la revue National Geographic des
images parfaites, d’un exotisme impeccable, dont nous connaissons tous la fatigante qualité. Mais plutôt l’occasion, surtout à certains moments de la journée, d’approcher, par touches souvent expressionnistes, une ambiance, une atmosphère, une qualité intrinsèques, presque secrètes : l’essence d’un lieu urbain, ce croisement fascinant, pour tout photographe, d’un milieu humain avec son environnement construit. Voici la base du projet dans lequel s’investit Julien Coquentin, en en précisant le protocole trans-saisonnier : celui d’un dimanche matin naissant, tel qu’au travers de mois, d’une année, le promeneur-photographe en dessine les occurrences visuelles, lorsque la ville ralentit son énergie économique, sa vitalité mercantile, se « relâche » en quelque sorte…
Pour cela, il convient d’affiner l’oeil, de pourvoir son regard de munitions esthétiques. Tout simplement, définir un point de vue photographique approprié au territoire abordé. Ce point de vue, on aurait tort de le vouloir univoque. En ce début de XXIe siècle, la photographie offre à celui qui croit encore à sa valeur descriptive et, plus encore,
à sa valeur de révélation – d’un lieu, d’un temps, d’une essence, même fragmentaires – mille façons d’en découdre avec le réel. Il était un temps où croiser les esthétiques hérissait le poil critique : on pouvait bien être un photographe du noir et blanc ou de la couleur. Mais mélanger dans un même projet ces deux modes expressifs d’investigation du réel sentait son hérésie. Quant à croiser les formats – petits ou moyens –, seuls quelques maîtres dénués de complexes s’y essayaient. Les Américains, Lee Friedlander en particulier, ont pu, parfois, lever ces tabous. Lorsqu’on photographie un territoire, désormais, toute stratégie photographique, même « impure », paraît
bonne pour s’adapter au terrain investi. C’est bien ce qu’a compris, ici, Julien Coquentin, en un geste esthétique complexe, portant sur plusieurs saisons, dans une même ville, privilégiant le même temps photographique (le « petit » matin dominical), n’hésitant pas à croiser toutes les armes que la photographie contemporaine met à sa disposition, et dont il use simultanément sans remords : noir et blanc et couleur, petit et moyen format, usage traditionnel de la photographie de rue européenne ou américaine, combiné au langage plus distancié de la « Nouvelle topographie ». Sous ce feu admirablement croisé, la ville de Montréal vue par Coquentin apparaît fortement poétisée, au fil des saisons, des intempéries, des grâces estivales, aussi bien que des accablements neigeux hivernaux, en un saisissant florilège photographique. Presque désertée, Montréal, le dimanche matin, quelle que soit la saison, se découvre dans une grâce nouvelle, un mode de fonctionnement quasi européen, où les voitures se font plus rares, les piétons plus nonchalants, les espaces publics plus vides… Pour le spectateur immédiat, les plans d’ensemble ou rapprochés, les interférences entre l’humain et son environnement, les télescopages formels, les croisements entre un point de vue fixe et son flux dynamique (flous et décadrages) construisent le portrait d’une cité plurielle, proche parfois de certains paysages romantiques glacés, comme des humidités tropicales inattendues. Et, pour l’oeil photographique averti, Julien Coquentin décline le plaisir – et la construction réussie – des croisements stylistiques repérables : aussi bien l’approche caractéristique d’un Bernard Plossu, parfois d’un Bernard Descamps (voici pour l’école française), que celle d’un Joel Meyerowitz, d’un Garry Winogrand ou des coloristes américains des années 1970.
Une telle maîtrise, un tel registre impressionnent, provoquent, au-delà du vif plaisir qu’ils procurent, un vertige certain. À la façon des musiciens de son époque, le photographe Julien Coquentin absorbe admirablement tous les styles, tous les langages visuels antérieurs. À la différence de beaucoup, ces dépassements techniques ou stylistiques sont plus que l’expression d’une virtuosité. Ils débouchent sur une vision authentiquement personnelle, une subtile poésie urbaine. En regardant ces images, j’ai eu l’envie soudaine de promener, à la façon de Coquentin, mon appareil photographique tôt, un dimanche matin, dans les rues transfigurées de Montréal.
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